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(Un texte centré sur la France, mais c'est valable pour d'autres pays européens, comme la Belgique)
Le non : un drame pour la France, pas pour l'Europe, par Charles Wyplosz
LE MONDE | 22.04.05 | 13h26 •
Sauf miracle, la France va rejeter la Constitution. Pour l'Europe, ce sera un échec mais pas un drame. Nous serons ramenés au traité de Nice (2000), cet accord si bancal dont chefs d'Etat et de gouvernement ont eu si honte qu'ils ont imaginé qu'une Convention réussirait là où ils ont échoué. Il leur faudra reprendre leur courage et faire un minimum de toilettage pour un nouveau traité, qu'il faudra bien ratifier par la suite. Mais l'Europe ne sera pas vraiment bloquée puisque, même ratifiée, la Convention n'aurait remplacé le traité de Nice qu'en novembre 2009. D'ici là, on a le temps.
En revanche, pour la France, le non est très grave. Il confirme l'incapacité de notre pays à moderniser la vision qu'il a de lui-même et du monde qui nous entoure. Non, la France n'est pas une grande puissance qui peut rivaliser avec les grands de ce monde. Non, le français n'est plus la grande langue internationale de référence. Non, nos prouesses culturelles et scientifiques n'attirent plus les élites mondiales de demain. L'exception française ne fait que recouvrir des archaïsmes qui déroutent nos partenaires et qui nous coûtent très cher, en prestige mais aussi en emplois et en niveau de vie.
Le rejet de la Constitution va faire apparaître au grand jour ce que les observateurs de la scène européenne ont constaté depuis plusieurs années : la France n'est plus le pilote de l'Europe. L'Allemagne, notre vieux partenaire, est également empêtrée dans ses contradictions, mais elle commence à remodeler son économie. Une Allemagne revigorée ne jouera plus la carte du couple franco-allemand, qui a servi de locomotive à l'Europe et donné à la France un poids sans mesure avec sa taille. Cet affaissement français en Europe et dans le monde sanctionne de graves carences accumulées depuis plus d'une décennie.
La plupart de ceux qui vont voter non ne rejettent pas l'Europe. Ils témoignent de leurs peurs de l'avenir : peur du chômage, de la compétition, des réformes, de la violence, de l'immigration. Lorsque les gens ont peur, ils se recroquevillent sur le passé et redoutent le changement. La Constitution ne propose aucun véritable changement, mais concrétise le fantasme d'une perte de contrôle de notre avenir.
Ces peurs sont largement le fruit d'une incompréhension des mécanismes économiques.
Les Français, et la plupart de leurs dirigeants politiques, ont une vision idéologique de ces questions. Il y a le mal le profit, les multinationales, les marchés financiers et le bien les pauvres, les chômeurs. Profondément empreinte de marxisme, cette vision est à mille lieues de la réalité. Il est politiquement correct de rejeter d'un revers de manche le "modèle anglo-saxon", de le déclarer inadapté à nos traditions. Mais comment expliquer la stagnation prolongée de l'économie française ?
Nos partenaires européens, eux, ont massivement réduit le chômage. Sans s'encombrer de savoir quel modèle ils suivent, ils ont mis un terme aux innombrables bricolages étatiques qui les étouffaient comme ils nous étouffent, tout en maintenant un haut niveau de protection sociale. Nous adorons nous offusquer des fondamentalistes religieux américains qui veulent que l'on n'enseigne plus le darwinisme sans présenter comme également valide le créationnisme, la croyance que Dieu a fait le monde. Mais nous trouvons normal de présenter à égalité les lois du marché et des fadaises marxisantes.
Pourtant, comme le disait presque Galilée, nous vivons dans une économie de marché. Nous traitons avec mépris la construction européenne de "libérale", alors que la libre entreprise est ce qui crée richesse et promotion sociale.
Nous voulons tout mélanger, l'économique, le culturel et le social, alors que l'on peut très bien avoir une économie performante sans créer des inégalités socialement insupportables et sans brimer la vie culturelle. Il suffit de voir ce qui se passe dans les pays nordiques pour s'en rendre compte.
Nous nous nourrissons de slogans ultralibéralisme, dumping social, fracture sociale, citoyenneté mais ils sont creux, parce qu'ultrasimplistes. Nous adorons opposer le modèle social européen à l'individualisme américain, mais il n'y a pas de modèle social européen. C'est bien pour cela que notre insistance à avoir une politique sociale européenne ne peut aboutir : à chacun de balayer devant sa porte, disent nos partenaires, et ils le font.
L'exception française est vraiment unique. Elle est rejetée par la quasi-totalité de nos partenaires qui ont rangé depuis longtemps les querelles idéologiques dans le placard des débats inutiles. Ils s'impatientent des efforts incessants de la France pour imposer ce qu'eux-mêmes perçoivent comme des sources de stagnation et de chômage.
Le non au référendum va confirmer l'impression que la France a divergé. Nos partenaires vont continuer leur chemin en attendant que nous les rejoignions. Le pourrons-nous ? Tout dépend des réactions qui vont suivre le référendum. Nous n'échapperons pas à une remise en cause de nos fantasmes et de nos ignorances. Le rejet de la Constitution sera-t-il un choc salutaire ?
La coalition hétéroclite des archaïques de tous bords qui défendent le non ne peut ouvrir de nouvelles perspectives, mais elle peut bloquer les faibles velléités de réformes qui se sont exprimées ces dernières années. L'établissement politique, qui a soutenu le oui, devra faire preuve d'un courage qui lui a bien manqué pour mener une réflexion collective sur les sources du mal français.
Il faudra aussi reconstruire l'idée que se font les Français de l'Europe. Soumettre à référendum un document hautement technocratique que personne ne peut lire n'était pas une bonne idée. Pour faire passer un tel texte, il aurait fallu un appui enthousiaste des responsables politiques. Mais, faute d'avoir fait preuve de passion pour la construction européenne, leurs appels sonnent creux.
Ils ont utilisé Bruxelles comme bouc émissaire pour justifier des décisions difficiles. Aujourd'hui, le boomerang revient. Il va falloir enterrer la vieille idée que l'Europe sert avant tout à donner du poids à la France pour lui permettre de tutoyer les Etats-Unis.
Nos partenaires ne partagent pas cette vision. S'ils l'ont longtemps tolérée sans la soutenir, le non va leur donner le droit de la rejeter, et ils ne vont pas s'en priver.
Il va aussi falloir comprendre que la compétition économique est le seul moyen de ne pas régresser. Le non semble porté par une peur profonde de la compétition, comme si nous avions décidé que nous ne pouvons pas être compétitifs. Dénoncer les délocalisations et les bas salaires dans les nouveaux pays membres n'est jamais qu'une régurgitation populiste du vieux protectionnisme qui sommeille au fond de chacun.
Que nous le voulions ou non, la technologie progresse, et la Chine et l'Inde s'intègrent à l'économie mondiale. Tout cela annonce des opportunités excitantes pour ceux qui savent en profiter. Bien sûr, tous n'en profiteront pas, et certains en pâtiront. Mais le protectionnisme ne protégera pas les perdants, il ne fera que paralyser les gagnants.
Le monde change, et nous n'avons pas d'autre choix que de changer aussi. Voilà de quoi méditer d'ici au 29 mai.